A l'intention de l'opposition congolaise
PENSER UNE REVOLUTION DE PROFONDEUR
Professeur Kä Mana*, Philosophe et théologien
Avec la fin officielle de la guerre du Kivu et au-delà de tous les doutes sur le retrait réel de l'armée rwandaise de la RDC et de tous les débats contradictoires sur le sens à donner à ce qui s'est déroulé concrètement dans l'alliance entre le Congo et le Rwanda contre le CNDP d'une part et les FDLR d'autre part, il est temps de fixer le cap sur l'avenir et de réfléchir sur de nouveaux choix à faire face aux problèmes de fond qui se posent maintenant à notre pays et à toutes la région des Grands Lacs. Quelle que soit l'opinion que chacun ou chacune d'entre nous se fait, en RDC, de la victoire ou de la défaite dans cette guerre ; quelle que soit la grille d'interprétation que chacun ou chacune d'entre nous adopte pour lire les événements et leur portée ; quels que soient les griefs que l'on peut adresser au pouvoir en place dans notre pays concernant sa gestion de l'issue de la crise du Kivu, concernant l'opacité des stratégies adoptées et concernant les termes réels de l'accord conclu entre le Rwanda et la RDC, il est vital de promouvoir aujourd'hui une réflexion radicale sur ce est arrivé à notre pays et de se tourner moins vers le passé et les conflits qui nous y ont atrocement divisés que vers les exigences du futur dont nous devons dès maintenant poser les bases. Un futur à bâtir à partir d'une nouvelle politique et d'une nouvelle vision de nous-mêmes, en ayant constamment à l'esprit toutes les erreurs qui nous amenés à la tragédie de l'Est de notre nation.
Le contexte actuel
Pour engager ce processus, il convient aujourd'hui de faire le point sur notre situation et de nous dire clairement à nous-mêmes où nous en sommes dans la réalité de ce que nous vivons et dans nos relations avec nos voisins directement impliqués dans notre tragédie : le Rwanda, l'Ouganda et l'Angola.
Trois vérités doivent être dites avec fermeté à ce sujet. Elles constituent le contexte global dans lequel il convient désormais de penser notre futur.
La première vérité est celle-ci : le Rwanda a gagné la guerre de l'Est. Il l'a gagnée non pas seulement au sens militaire où son armée constitue désormais la clé de la paix au Congo et dans toute la région des Grands Lacs, mais au sens plus profond où ses visées stratégiques sont désormais accomplies comme elles étaient conçues depuis le renversement du régime de Mobutu.
Ce que le nouveau pouvoir rwandais voulait dans sa vision de la région des Grands Lacs, c'était d'avoir au Congo un pouvoir qui lui soit redevable de tout, qui s'inscrive dans la logique de la défense de ses intérêts vitaux et qui soit constamment faible politiquement et impuissant géostratégiquement, malgré l'étendue du territoire de la RDC et l'immensité de ses richesses. Ce but est atteint, au-delà de toutes les espérances.
Le pouvoir rwandais ambitionnait aussi de fragiliser à jamais les combattants et militants de l'ancien pouvoir qu'il avait renversé à la suite du génocide de 1994. Il voulait le faire non seulement militairement, mais aussi politiquement, en coupant à ces combattants et militants tout espace de déploiement idéologique et diplomatique ainsi que tout arrière base de ravitaillement militaire et stratégique. On peut considérer à ce jour que cet objectif est également atteint. Avec en plus un nouveau statut de puissance régionale que le Rwanda se voit attribuer par les grandes puissances mondiales et par les acteurs politiques qui comptent vraiment dans le monde d'aujourd'hui. Cela ouvre pour le pouvoir rwandais de nouvelles perspectives qui ne relèvent plus de ce que les Congolais considéraient jusqu'ici comme pillage et prédation, mais plutôt d'une logique nouvelle de coopération régionale acceptée par le pouvoir congolais, soutenue par la communauté internationale et déployée sous formes des sociétés, entreprises, trusts et conglomérats mixtes qui verront de plus en plus le jour pour garantir la prospérité partagée que le président français souhaitait de toutes ses forces pour la région des Grands Lacs, malgré les virulents protestations des Congolais.
Avec des tels résultats, le président Kagame est désormais élevé au statut non seulement de grand stratège militaire dans son pays, mais aussi de virtuose politique et de génie géostratégique qui a su dompter son géant voisin et le réduire à une vassalité manifeste où la honte, l'impuissance et l'humiliation seront sans doute le lot quotidien de la conscience et de l'inconscient congolaise pour les années qui viennent. S'il le souhaite, il peut sans doute être consacré Maréchal et président à vie au Rwanda sans que personne, dans ce pays, n'y trouve à redire. On ne gagne pas une telle guerre militairement, politiquement et géostratégiquement sans engranger de pareils dividendes de pérennisation du pouvoir et d'éternité de la grande image de soi dans la mémoire collective nationale.
La deuxième réalité, c'est le triomphe de la vision qu'une certaine communauté internationale a d'un Congo. Un Congo d'une manière ou d'une autre sous tutelle, pacifié et discipliné au profit des milieux d'affaires et d'exploitation du sol et du sous-sol congolais. Maintenant qu'aucune rébellion ne gronde dans le ventre du pays et que le territoire sera sécurité par le Rwanda, les affaires pourront se faire calmement, dans un système où seuls gronderont les luttes d'intérêts entre les innombrables vautours étrangers, selon des lignes d'un partage économique paisible du territoire congolais et des confrontations financières entre les conglomérats mondiaux, sous la houlette des Institutions financières internationales. Contre ce que l'un de nos musiciens a appelé dans le temps « Mayele ya Haute Finance », c'est-à-dire l'intelligence stratégique des milieux d'affaires internationaux, on peut dire aujourd'hui que notre situation n'est plus celle de l'impératif « Tokeba », de la vigilance active que ce musicien préconisait, mais celle d'une soumission à un nouvel ordre de prédation qui s'impose à nous et que nous subirons, de gré ou de force. Dans un nouveau deal entre les forces mondiales de partage des richesses du Congo, notre pays ne sera sans doute pas géographiquement démantelé, il le sera plutôt économiquement et politiquement, à travers des zones d'influence dont le fonctionnement ne dépendra pas de la volonté du peuple congolais.
La troisième réalité, c'est la défaite du Congo face à cette communauté internationale et face aux ambitions géostratégiques de nos voisins, particulièrement du Rwanda. Cette défaite a une dimension paradoxale. Au lieu de fragiliser le pouvoir en place en RDC, elle l'a plutôt renforcé. Elle constitue, en fait, une victoire pour le président Joseph Kabila. Celui-ci sait maintenant qu'il peut compter sur le Rwanda et sur la communauté internationale que l'action rwandaise au Congo arrange en profondeur. Il peut, avec cet inestimable appui, ambitionner de régner sur son pays et envisager un avenir aussi long que celui de Mobutu, et plus longtemps encore, si les réalités géostratégiques restent ce qu'elles sont aujourd'hui.
La victoire du Chef de l'Etat congolais est une victoire sur toute l'opposition congolaise.
- Une victoire sur l'opposition politique radicale que représente l'UDPS, opposition qui aura de plus en plus de difficultés à trouver des appuis internationaux pour son projet d'une démocratie congolaise fondée sur un progrès social vérifiable.
- Une victoire sur l'opposition dite constitutionnelle dont le MLC est aujourd'hui le levier. Joseph Kabila sait désormais qu'il a entre ses mains les cartes pour transformer cette opposition en coquille vide et pour l'obliger à jouer le rôle d'acteur de théâtre sur une scène dont les maîtres seront au PPRD. Dans cette situation, nous serons plongés dans une démocratie de façade, avec des danses du ventre en permanence face aux dirigeants actuels : du mutuash politicien à profusion, du ndombolo à gogo au profit du pouvoir en place et beaucoup de « couper-décaler » intéressés pour animer des négreries sans consistance, avec des chiens qui aboient pendant que la caravane passe.
- Une victoire sur l'opposition intellectuelle dont les idées comme celles des maîtres-penseurs de Congoone, de Hinterland ou d'autres sites tonitruants des Congolais d'Europe, d'Asie ou « d'Atlantique Nord » glisseront désormais sur le pouvoir réel au Congo comme l'eau sur les aides du canard, sans que le président Joseph Kabila se sente du tout troublé dans son sommeil d'un souverain dont le règne est garanti par de puissants soutiens étrangers.
- Une victoire sur la société civile qui criera maintenant dans le désert d'un pays vaincu et soumis, sans que son discours sur les droits, les devoirs et les pouvoirs humains ait un impact de fond pour changer la structure et les stratégies du pouvoir en place. Le pouvoir congolais a maintenant toute la latitude pour museler l'ASHADO, la Voix des Sans Voix et d'autres organisations d'action civique, pour faire capituler les activistes des communautés religieuses dont le discours et les actions l'empêchaient de tourner tranquillement en rond et de ronfler, repu, dans le lit douillet d'une dictature sans adversaires.
- Une victoire sur le peuple congolais qui n'aura plus désormais qu'à subir une politique décidée ailleurs et à courber l'échine devant un ordre politicien despotique, avec à la clé de nouvelles adulations du Chef, de nouveaux slogans à sa gloire et de nouvelles grandes manifestations populaires pour célébrer ce nouveau « timonier » soutenu et porté par la France, la Belgique et les Etats-Unis, selon une « bonne » longue tradition avec laquelle nous renouons allègrement plus d'une décennie après la chute de Mobutu.
Nous en sommes là aujourd'hui et nous devons considérer que c'est désormais dans ce contexte qu'il est utile d'inscrire toute réflexion et toute action pour une nouvelle libération du Congo. Il ne s'agit pas de penser et d'organiser une lutte qui se réduirait à affronter le pouvoir en place. Il s'agira, plus fondamentalement, de se lever et d'agir vigoureusement contre un ordre global où nous sommes désormais des vaincus et où il nous faut lutter contre l'imaginaire de vaincus qui sera de plus en plus le nôtre face à notre impuissance. Cela sera d'autant plus important que la victoire du Rwanda sur nous donne déjà des idées d'hégémonie nouvelle à l'Angola pendant que l'Ouganda ne met même plus des formes et des gants à son dessein d'organiser à son profit la partie de notre pays qui fait frontière avec lui. Tout cela au vu et au su d'une communauté internationale maintenant acquise à la nouvelle géopolitique de la région des Grands Lacs, malgré les cérémonies spécieuses autour du retrait des Ougandais et des Rwandais du territoire congolais.
Une mise en perspective historique de notre situation
A regarder les choses selon une perspective historique, ce qui nous arrive n'est que la continuation de ce qui nous est déjà arrivé depuis que la région qui est celle de notre pays aujourd'hui a été intégrée dans l'ordre mondial créé par les grandes conquêtes occidentales à l'aube des temps modernes. Des explorateurs portugais du 15ème et 16ème siècles jusqu'à Mobutu, en passant par l'Etat Indépendant du Congo sous Léopold II et la période du Congo Belge, notre territoire a toujours été soumis à la tragédie de l'anéantissement de l'humanité de l'homme en matière de structures et de pouvoir politique. La situation actuelle est un avatar d'un destin déjà vécu et d'une tragédie mille fois endurée.
Nous connaissons toutes les stations de cette tragédie : les intérêts vitaux étrangers, la trahison d'une petite classe nationale régnante formatée par des forces étrangères pour discipliner notre territoire au profit de ces intérêts étrangers, l'impuissance organisationnelle des forces locales de résistance, de révolte et de résilience, l'ivresse et l'imbécillité d'un peuple noyée dans la misère, dans l'alcool, dans la musique délirante, dans les danses, les jeux populaires, l'adulation des tyrans et cette espèce d'inconscience toute congolaise qu'est l'acceptation, profonde et large, d'un destin manifestement inacceptable.
Tout s'est passé comme si l'histoire de nos drames, de nos souffrances et de nos tragédies avait structuré une mentalité dont les atavismes nous conditionnent aujourd'hui encore dans les profondeurs de notre inconscient collectif comme dans les fibres de notre conscience : nous nous sommes enfermés dans un sommeil des vaincus et ce sommeil est quelque part devenu notre être même, malgré les soubresauts sporadiques de certaines manifestations de l'orgueil congolais sous quelques leaders de génie.
Tous ceux qui nous ont secoués dans notre sommeil pour nous réveiller ont toujours eu un destin tragique. De Simon Kimbangu aux martyrs du 16 février, de Patrice Lumumba aux étudiants de l'UGEC, de Pierre Mulele aux militaires du « coup monté et manqué », de Joseph Albert Cardinal Malula aux combats radicaux de l'UDPC, tous les vrais héros de notre nation sont vite devenus des héros morts. Cela à cause de la structuration même de notre société où les intérêts étrangers garantis par des élites locales traîtresses ont toujours eu les moyens d'écraser toute velléité de liberté et d'indépendance. Notre malédiction, c'est le fait que notre destin, avec le consentement d'une certaine frange aisée de notre population, se construit sans notre volonté de dignité, de prospérité, d'authenticité et d'affirmation des valeurs auxquelles nous devrions croire au plus profond de notre humanité.
Aujourd'hui, nous sommes toujours à la case de départ où le Congo n'a aucune substance congolaise et subit la loi d'un ordre mondial qui le fragilise et le détruit dans ses forces créatrices. En fait, notre diachronie existentielle dans son essence tragique structure notre être de manière inquiétante aujourd'hui : nous sommes enfermés dans une impuissance et une dévirilisation face auxquelles il est urgent de développer de nouveaux mécanismes vitaux d'où devra jaillir un autre être congolais : un être en rupture avec les conditionnements historiques que nous avons subis.
Enjeux actuels de notre diachronie existentielle
Ce problème du nouvel être congolais est à mes yeux l'enjeu le plus crucial de notre défaite dans la guerre du Kivu. C'est un enjeu global qui concerne nos capacités vitales de réinvention de nous-mêmes, ou plutôt d'invention d'un nouvel être à partir des leçons à tirer à la fois de notre situation actuelle et de toute la tragédie de notre diachronie existentielle.
Du point de vue de notre histoire comme trame d'une tragédie, il n'est pas sans intérêt de savoir que depuis la période du Roi Nzinga Nkuvu jusqu'à Joseph Kabila, nous souffrons de divisions internes et de dislocations de notre territoire en forces antagonistes qui ont toujours permis aux forces étrangères de faire la loi sur nos terres. Déjà à la mort de Nzinga Nkuvu, le clivage entre les conservateurs et progressistes modernistes avait livré le royaume Kongo à une guerre fratricide. Cette guerre permit au commerce triangulaire de trouver sur notre territoire des forces intérieures de trahison, qui s'engagèrent dans une chasse à l'homme lucrative au profit de l'étranger, avec ce que cela entraîna comme traumatismes et instincts de haine entre clans et entre tribus. Le temps de Léopold II, avec son organisation armée dont les crimes et la violence nue furent des instruments implacables de « disciplination » du territoire et de colonisation de l'imaginaire, saigna le pays à blanc et sécréta des méfiances incisives entre les populations. Avec la période coloniale belge proprement dite, c'est toute une politique consciente de « diviser pour régner » qui arc-bouta des tribus les unes contre les autres et mis sur pied un processus du formatage d'une élite locale incompétente et prédatrice, à laquelle notre indépendance confia les rênes de la nouvelle nation congolaise. Avec tout ce que cela, visiblement, présupposait de soumission au maître du néocolonialisme. Les sbires locaux du pouvoir néocolonial comme Mobutu assurèrent un despotisme tropical et une dictature sanguinaire dont les maîtres du monde furent satisfaits pendant trois décennies et plus, avant que le vent de l'histoire ne tourne contre ces sbires après la chute du mur de Berlin, dans une réorganisation géostratégique dont le Rwanda a émergé comme nouveau maître du jeu régional.
Quand on subit l'histoire de manière aussi tragique depuis si longtemps, les séquelles dans l'inconscient et dans la conscience ne peuvent être que dramatiquement profondes. On apprend à se soumettre et à accepter le monde tel qu'il est : avec ses lois iniques, ses machiavélismes opaques, ses manipulations de l'imaginaire et ses despotismes inhumains. On apprend à vivre dans la défaite et de faire avec cette situation, en attendant de lendemains meilleurs dont personne ne peut dire à quel moment ils viendront. On s'installe dans l'imaginaire de l'impuissance.
Nous avons contre nous au Congo ce déterminisme dramatique de notre histoire sur notre imaginaire. C'est contre ce déterminisme, contre ses atavismes, contre ses complexes et ses affects que nous avons désormais à lutter afin de redécouvrir l'énergie d'une autre tradition de liberté que nos héros qui se sont sacrifiés dans cette tradition ont incarné l'énergie pour une nouvelle histoire nationale. Ces héros, le temps est venu de les ressusciter dans un nouveau grand récit sur nous-mêmes, au moment où la défaite est en train de nous rendre muets, « groggy », pantois et ridicules à l'échelle mondiale.
A cet enjeu s'ajoute un autre : celui de développer notre capacité à structurer un nouvel ordre des valeurs dans la région des Grands Lacs, sur la base d'une vision politique aux antipodes de tout l'ordre qui va maintenant régner dans cette région après la guerre du Kivu. L'ordre qui se met en place est en continuité avec la diachronie existentielle de nos tragédies. Il ne peut rien augurer de bon, de fertile, de bénéfique pour nos peuples. Dans la mesure où il ne sera qu'un ordre de violence nue ou voilée ; dans la mesure où son essence ne sera que celle de la logique d'un libéralisme exploiteur et prédateur ; dans la mesure où il ne pourra fonctionner que sur le socle de la domination et du musellement de toute énergie de liberté, il n'ajoutera que de nouveaux drames aux anciennes tragédies que nous avons déjà endurées. La vraie perspective de vie, c'est celle d'une politique qui pourra asseoir la région des Grands Lacs dans la logique d'une paix des peuples et des populations, contre la paix des armes et de la domination que les pouvoirs politiques de la région construisent dans le sang. La vraie perspective de vie, c'est celle qui ouvrira la voie à l'expérience d'une démocratie créatrice et responsable à l'échelle de tous nos pays, dans la confiance totale de tous nos terroirs vitaux dans leur propre génie inventif, avec des nouveaux liens de solidarité consentis en vue de construire l'espace d'épanouissement pour les droits humains et de développement des pouvoirs créateurs en mesure de répondre aux problèmes cruciaux auxquels nous faisons face dans l'ordre mondial actuel. Il est temps de prendre conscience de cet enjeu pour savoir orienter les luttes de libération que toutes les forces vives de la région des Grands Lacs devront menées à la suite des combats propres au peuple congolais qui subit aujourd'hui un ordre de plus en plus inique et inhumain.
Guérir notre histoire et notre imaginaire :
une grande action éducative
Je voudrais dire ici que l'heure est venue pour nous de guérir de l'histoire de nos défaites et des traumatismes de notre imaginaire. C'est l'heure de rompre avec l'esprit qui nous formate et nous conditionne depuis le destin de nos ancêtres contre les colonisateurs jusqu'à la situation actuelle de notre pays dans sa défaite face au Rwanda et face au pouvoir qui nous dirige aujourd'hui.
Comment devons-nous nous y prendre pour guérir de ces défaites et impulser de nouvelles dynamiques de liberté créative ? En déployant maintenant des stratégies à long terme, qui ne nous réduisent pas à des agitations souvent stériles de quelques révoltes sporadiques ou à des mouvements désorganisés qui vocifèrent dans des explosions verbales infécondes, mais nous conduisent plutôt à des remises en question radicales de nous-mêmes, pour des dynamiques de transformation sociale fondées sur une nouvelle puissance imaginative et organisationnelle.
Il s'agit d'abord de montrer fermement, à temps et à contretemps, partout dans tout notre espace public, en quoi les valeurs qui doivent structurer l'humanité de l'Homme dans l'avenir n'ont jamais été du côté de nos vainqueurs, de tous ces pouvoirs de destruction et d'anéantissement dont nous avons subi la loi jusqu'à ce jour. Ces valeurs ont toujours ont été et sont encore de notre côté, au plus profond de nos rêves et de nos quêtes d'une autre société, dans toute la tradition de nos drames et de nos tragédies qu'il convient maintenant de transformer en énergies créatrices. Ce sont ces valeurs d'humanité que la violence nue ne peut pas garantir et qu'aucune force idéologique, culturelle et juridique issue du monde qui veut légitimer la violence nue ne peut dompter. Je parle ici des valeurs de dignité humaine, de liberté fondamentale, de démocratie locale, de prospérité communautaire, de pouvoir d'harmonie sociale et d'option du bonheur partagé. Tant que de telles valeurs seront au cœur de notre imaginaire et brilleront comme l'étoile d'un nouveau matin pour notre peuple, nous ne pouvons pas nous considérer comme des vaincus éternels. La foi en ces valeurs devra nous conférer des pouvoirs vitaux pour nous tenir debout face à l'avenir. Dans la force d'une telle foi, nous avons cet avenir de l'humain avec nous et nous pouvons continuer à croire en lui afin de le construire effectivement. Il s'agit là d'une grande force, d'une énorme puissance, d'une immense énergie en nous-mêmes : la force, la puissance et l'énergie du bien, seules dynamiques capables de juguler les politiques du mal, de la domination, de l'oppression, de prédation et du pillage qui caractérisent l'ordre qui s'est mis en place dans la région des Grands Lacs. I
Cet ordre, il convient d'apprendre à le désigner par son nom réel : l'ordre de la déshumanisation de l'homme, le règne des antivaleurs. Notre imaginaire devrait vigoureusement condamner un tel ordre et maintenir la flamme allumée dans la pensée et dans les discours de libération assumée face à tous les avatars de la domination dont nous souffrons depuis le début de la modernité occidentale. Il faut tout faire pour que de plus en plus d'hommes et de femmes comprennent, à travers des organisations de conscientisation locale, que l'humanité de l'homme est un socle plus solide pour l'avenir de notre région que tous les pouvoirs des armes, du mensonge politicien, de la manipulation des consciences, de la violence institutionnalisée et de division divisions de nos peuples en identités meurtrières. Nous libérer des antivaleurs par la foi dans les valeurs de l'humain, voilà un impératif de fond.
C'est la voie de la libération de nos espaces mentaux par rapport aux traumatismes, aux déterminismes et aux conditionnements que nous avons subis dans notre imaginaire congolais de la part des pouvoirs qui nous ont gouvernés depuis l'aube des temps modernes jusqu'à la Troisième République.
C'est la voie de la libération de notre être par rapport au sentiment d'impuissance que notre histoire nous a inculqué face aux pouvoirs des antivaleurs, ici et maintenant.
Pour une telle libération, la pensée, le discours et l'action devraient nourrir un vaste processus éducatif orienté vers des mutations intellectuelles, éthiques et spirituelles clairement assumées par de nouvelles forces du changement, avec des effets visibles dans les mentalités, dans les comportements et dans les pratiques sociales. Seule cette éducation nous guérira de nos traumatismes historiques et de nos humiliations en tant que peuples. C'est une dynamique à long terme qu'il convient de lancer maintenant à travers la création de nouveaux lieux d'espoirs pour le Congo : des écoles de pensée, des associations de transformation sociale, des thinks tanks dynamiques, des associations des forces vives, des organisations pour la créativité globale et des mouvements de reconstruction de notre imaginaire vital. La révolution de notre libération dépend de ces grandes laves de notre imagination créatrice.
Au moment où les pouvoirs des armes croient imposer un ordre éternel de violence, il est du devoir de nos pouvoirs de l'esprit d'imaginer et de construire une destinée d'humanité. Cet enjeu là, toutes les personnes qui croient en notre avenir commun doivent le porter dans notre capacité à animer des espaces de l'esprit en vue de bâtir un autre avenir que celui qu'annoncent les puissances des antivaleurs.
Actions stratégiques pour bâtir l'avenir
Ce dont je parle ici, c'est d'une révolution de l'esprit. Je situe cette révolution dans une politique d'éducation de longue haleine parce que je sais que les nouvelles ténèbres dans lesquelles nous sommes plongées pourront être longues. Contrairement aux prophètes de la libération immédiate par la violence des armes et les nouveaux fleuves de sang sur notre territoire, je perçois devant nous une longue période d'incertitude, de souffrances, de désespoirs et d'impuissance. Une période où le pouvoir actuel se consolidera dans notre pays, où il jouira de toutes nos richesses en servant les gros intérêts des Maîtres du monde, où il posera une chape de plomb du despotisme tropical sur nos têtes, avec la bénédiction de la communauté internationale qui veut chez nous une paix de cimetière ou un règne de néocolonialisme auquel nos élites dirigeantes ont déjà consenti, si j'en juge par la propagande qui nous est servie à grands renforts de nouveaux slogans sur la paix.
Cette propagande, qui s'intensifiera avec plus de virulence encore dans les mois qui viennent, masque en fait des réalités beaucoup moins reluisantes. Celles-ci, fondamentalement :
- Nous sommes dans l'ordre du despotisme généralisé dans la région des Grands Lacs au lieu de construire un ordre de la libération par rapport aux puissances néocoloniales.
- Nous sommes dans l'ordre d'une aliénation soumise aux intérêts vitaux étrangers au lieu d'imaginer un ordre de liberté créatrice qui conduirait nos pays à penser et à organiser leur destin à partir de nos intérêts collectifs.
- Nous sommes dans l'ordre des divisions nuisibles et destructrices, au lieu de mettre sur pied un destin de solidarité responsable à l'échelle de toute notre région.
- Nous sommes dans un ordre de dramatique violence, qui se cache derrière l'apparent silence des armes, au lieu de bâtir un ordre d'authenticité humaine fondé sur la vérité des valeurs fondamentales de l'être ensemble, du vivre ensemble et de l'agir ensemble dans l'authenticité humaine.
Puisque notre imaginaire est conditionné par ce contexte, il est impératif de comprendre que la libération à promouvoir vise ce contexte dans son ensemble et exige une vision et des stratégies qui s'inscrivent en faux contre lui dans une action à long terme, capable d'éradiquer les racines du mal et non de se limiter aux effets de surface.
Pour une telle action, je prône une philosophie de l'exil créatif, à la manière des prophètes bibliques qui prônèrent, pendant l'exil de leur peuple à Babylone, un séjour d'imagination créatrice face à leurs oppresseurs. Un séjour fécondé par la parole de foi en l'avenir à travers des actions d'invention d'une nouvelle prospérité sur la terre même de leurs oppresseurs, au nom des valeurs de transcendance qui étaient la substance profonde de leur histoire, ou plutôt de leur conscience historique et de leur historicité comme peuple créateur et dynamique.
Aujourd'hui, nous devons nous considérer comme un peuple en exil sur sa propre terre, soumis aux implacables pouvoirs de la domination extérieure et des élites qui ont trahi la liberté et l'indépendance, au nom de leurs intérêts à court terme. Dans cet exil intérieur, il et utile d'éduquer aujourd'hui nos populations à une philosophie fertile de l'exil : savoir planter, arroser et récolter ; savoir s'organiser pour accroître ses propres capacités de vie et de survie à l'adversité des oppresseurs ; savoir semer dans l'inconscient et dans la conscience de nouvelles générations les idées de la libération qui doit venir ; savoir former de nouvelles forces de construction d'un nouveau Congo dont l'avènement ne dépendra pas de la précipitation dans l'agitation, mais de la construction d'un indestructible imaginaire d'espérance, de jour en jour, d'année en année, de décennie en décennie...
Une telle philosophie positive de l'exil n'est pas une manière de s'installer sereinement dans la défaite, mais une dynamique de méditation vitale dont le vrai but est de doter notre société d'hommes nouveaux et de femmes nouvelles, capables d'être de vrais accélérateurs de l'histoire et de vrais impulseurs d'une destinée nouvelle. Des hommes et des femmes qui peuvent transformer un échec militaire, politique et géotratégique en une victoire de l'éthique et de l'espérance, fondement d'une nouvelle société à bâtir dans le souffle des grandes valeurs de civilisation et d'humanité.
Parlons net à ce sujet :
le Rwanda et les forces qui le soutiennent nous ont vaincus sur la base des principes d'inhumanité et d'une vision du monde et de la politique complètement noyautée par des antivaleurs despotiques, oppressives, humiliantes et destructrices.
Dans cette victoire, ils n'ont pas des normes d'une fécondité d'humanité susceptibles d'irriguer un avenir d'authenticité humaine. L'ordre dont ils sont les garants dans la région des Grands Lacs et dont le pouvoir congolais actuel sera désormais l'instrument sur notre sol ne pourra se déployer que dans l'horreur des antivaleurs : la violence nue, la colonisation des imaginaires et la manipulation des esprits, pour parler comme le philosophe camerounais Guillaume-Henri Ngnepi.
Pour résister à un tel système et à son pouvoir d'anéantissement, il est bon de savoir, comme le dit encore Guillaume-Henri Ngnepi à la suite de Jean-Jacques Rousseau, que la violence, « réduite à elle-même, est impropre à renforcer et perpétuer une domination : elle ne change pas seulement aisément de mains ; elle ne recèle pas en elle-même sa légitimité qu'il lui faut trouver ailleurs ; et elle soulève contre elle la révolte des opprimés, faute d'avoir pu s'assujettir leur conscience. » Elle ne réussit que si elle suscite chez l'opprimé et chez le vaincu une adhésion de l'âme, une soumission de l'esprit et de la conscience. Pour résister contre elle, les valeurs de l'âme, les énergies de l'imaginaire, les normes de l'esprit et les convictions vitales de la conscience sont des réserves dynamiques dans lesquelles il est utile de puiser pour former les accélérateurs de l'histoire et les impulseurs de nouvelles initiatives de liberté créatrice.
L'ère qui commence pour nous Congolais sera l'ère de cette résistance à partir des valeurs d'avenir que ni la victoire du Rwanda sur notre pays, ni la victoire actuelle du pouvoir en place sur l'opposition, ni la victoire de l'ordre néocolonial qui s'installe maintenant sur les rêves des forces vives de la nation, ni la victoire du système en construction contre les espérances du peuple, ne pourront détruire. Nous sommes dans l'obligation de jouer l'esprit contre la matière, de développer l'éthique contre la férocité de la violence et de miser sur l'humanité de l'Homme contre les intérêts des puissants de ce monde et les règles de l'ordre qu'ils ont bâti dans une vision à court terme. Cette philosophie de l'esprit pour l'accélération de l'histoire au nom des valeurs de liberté, de bonheur et de créativité a pour arme l'éducation. C'est la clé de notre futur à partir de maintenant.
A la double philosophie de l'exil positive et d'éducation de l'esprit, j'ajoute la capacité de mobiliser les forces d'humanité à l'échelle mondiale contre le projet actuel de fragilisation et de castration de la RDC. Elles existent ces forces, même au cœur des nations qui désirent le démantèlement du Congo ou sa mise sous tutelle des trusts militaro-industriels et des maîtres occultes du monde. Elles existent non seulement dans la société civile mondiale et dans l'opinion publique, mais également dans les milieux politiques progressistes qui sont sensibles aux valeurs de liberté, de démocratie et d'autodétermination des peuples. Il est temps que l'opposition congolaise se lance dans une philosophie intelligente de plaidoyer auprès de ces forces, comme l'UDPS le tente déjà avec son excellent mémorandum sur la situation catastrophique en RDC, mémorandum directement adressé au Président américain dont les yeux devront un jour ou l'autre s'ouvrir sur la réalité de l'ordre nouveau qui s'est instauré au Congo-Kinshasa.
Il ne s'agit pas de croire que les changements profonds viendront d'ailleurs que de nous-mêmes, il s'agit seulement d'organiser nos luttes en les liant aux grandes préoccupations de l'humanité contre les antivaleurs de barbarie, d'oppression et de domination. Le combat de notre libération devra devenir le combat de toutes les forces de bonne volonté qui refusent l'ordre de la violence nue, à travers une philosophie de la solidarité féconde entre les mouvements qui rêvent d'un autre monde possible et qui devront s'organiser autrement que par la protestation verbale et les incantations stériles. Mettre toutes les forces altermondialistes au service de la cause congolaise, c'est une stratégie à laquelle nous devrions nous consacrer avec détermination, pour que les mensonges de la propagande ne cachent pas les enjeux de fond de notre situation aujourd'hui.
Dernier point : l'exploitation économique et l'oppression politique que nous subirons à partir de la fin de la guerre du Kivu ne pourront s'éterniser que si nous nous donnons le luxe de continuer à mener une opposition dispersée contre la politique en vigueur maintenant. Si l'opposition radicale, l'opposition constitutionnelle, l'opposition intellectuelle et l'opposition populaire n'arrivent pas à se restructurer pour inventer de nouvelles stratégies de résistance et de résilience, on peut craindre que l'avenir ne soit à jamais sombre. Aujourd'hui, il serait bon de revenir à la grande idée zaïroise de l'union sacrée de l'opposition, mais avec des perspectives plus intelligences, plus éthiques et plus vigoureusement spirituelles que les dribles politico-politiciens qui avaient plombé et pollué cette idée au temps de Nguza-Karl-i- Bond. Une telle philosophie de l'union sacrée devra s'élever à l'échelle de l'union sacrée de toutes les forces du changement au sein du peuple congolais, au sein des tribus congolaises, avec l'idée d'une nation unie dans ses énergies créatives pour tailler notre chemin dans le roc, selon une autre belle idée zaïroise vite dévoyée par les errements despotiques du mobutisme.
Conclusion
Dans un effort d'analyse de notre contexte actuel, de mise en perspective historique de notre situation, de dégagement des enjeux vitaux de notre condition et d'esquisse des stratégies pour l'avenir de notre pays et de la Région des Grands Lacs, je viens de définir dans cette réflexion toute une révolution des profondeurs de notre esprit en RDC. C'est de ces profondeurs que surgira le futur qu'il nous faut imaginer et bâtir. C'est de ces profondeurs que doivent jaillir les nouvelles paroles de conscientisation, de mobilisation et de mise en lumière des exigences actuelles pour libérer les pouvoirs de transformation globale de notre nation. C'est de ces profondeurs que notre imagination devra s'épanouir pour l'organisation de nouvelles dynamiques éducatives en vue de bâtir l'avenir et de libérer l'espérance. C'est de ces profondeurs que devra s'affirmer le nouvel être congolais : la force indestructible des valeurs de l'humain.
Par le suc et le limon de cette volonté d'espérance, notre pays pourra offrir à toute la région des Grands Lacs un réel horizon de vie et de paix. C'est là notre vocation. Ce sera là notre victoire face à nos malheurs, face à nos souffrances et face à nos tragédies.
Kä Mana Chercheur à Pole Institute, Goma
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